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« Le déconventionnement médical nuit à la santé des habitants des campagnes et des banlieues »

Sans réduire le déficit des secteurs public et privé, la sortie de la convention qui unit le médecin libéral à l’Assurance-maladie, pour pratiquer des tarifs libres, fait peser le risque de fragiliser les patients les plus démunis. 

Augmenter nettement le revenu des médecins, y compris celui qu’ils tirent des consultations, ne serait pas extravagant. Augmenter tous les salaires non plus. La relation conventionnelle est après tout une forme de dialogue social entre l’employeur de fait – la Sécurité sociale – et l’employé de fait – le médecin. Le paiement à l’acte s’apparente au paiement à la tâche du vendangeur d’autrefois. Cette relation entraîne des négociations permanentes, souvent vives et tendues. 

Cela dit, la difficulté d’une négociation n’autorise pas à dire n’importe quoi. D’autant plus qu’on a un niveau d’études élevé, qu’on vit dans une situation d’accès aux soins qui est compliquée pour beaucoup d’entre nous, que le pays est en difficulté à bien des égards, et qu’on se plaît à dire qu’on a besoin de « sens » en brandissant l’étendard de « nos valeurs ». 

Pas très nombreux à menacer de déconventionnement, les médecins le seront sans doute encore moins au moment de passer à l’acte, mais le battage organisé par des syndicats corporatistes, attachés à un âge d’or supposé, fait du bruit et occupe le débat. Cette menace est irresponsable, indécente, et, pour les médecins eux-mêmes, très dangereuse, sinon autodestructrice. Elle ouvre la porte à des évolutions catastrophiques pour notre société républicaine car s’attaquant à ses fondements : liberté, égalité, fraternité. 

Le déconventionnement ne peut fonctionner que dans les lieux où se concentrent les classes sociales les plus aisées. Partout ailleurs, dans les banlieues populaires, dans les campagnes, il met en grave péril la santé des habitants. C’est aussi la porte ouverte au retour de toutes les pratiques, autrefois courantes en France, des radiesthésistes, rebouteux et autres guérisseurs, voire des prières de protection.

Il y a tout juste un siècle, l’espérance de vie avoisinait 50 ans. En 2023, elle dépasse 80 ans, désormais pour les hommes comme pour les femmes. Jamais le progrès n’a été aussi rapide. Le déconventionnement, cela équivaut à se détourner de la mission sociale de la médecine en faveur du genre humain tout entier. 

Le déconventionnement, c’est aussi indécent. Les revenus des médecins, s’ils ne sont certes pas immérités et si, en moyenne, ils ont baissé ou peu progressé depuis deux décennies, également rongés par l’inflation, placent cependant cette profession dans le haut du panier. Loin des rémunérations des stars du football professionnel ou de certains entrepreneurs, les revenus des médecins sont cependant parmi les 2 % les plus élevés perçus par les travailleurs français. 

Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) et la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Dress), le salaire net (c’est-à-dire avant prélèvement de l’impôt à la source) mensuel des ouvriers et des employés est, en 2023 et en moyenne, un peu inférieur à 2 000 euros, tandis que celui des fonctionnaires s’élève à 2 500 euros. Pour la même année, selon les données de la Caisse autonome de retraite des médecins de France, la rémunération des médecins généralistes est en moyenne de 6 700 euros net et de 9 600 euros pour les spécialistes. Et ils ne sont pas les seuls à travailler beaucoup. C’est par exemple le cas de tous les travailleurs qui sont en bas de l’échelle, et qui n’ont pas l’espérance de vie des médecins. 

De tels écarts devraient au moins obliger à une certaine modestie des prétentions, quand le pays est dans une situation financière vraiment difficile. Les médecins ne sont pas non plus les seuls à être concernés par l’inflation du montant des charges (des frais professionnels déductibles pour eux). Leurs rodomontades ne sont pas dignes de leur place dans la cité. Une grande majorité des Français est très respectueuse et même admirative des médecins et de la médecine, mais une grande majorité trouve aussi les premiers trop motivés par l’argent et la seconde trop liée aux firmes pharmaceutiques. 

Renoncement massif aux soins 

Brandir la menace du déconventionnement peut s’avérer autodestructeur. « Tout ce qui est excessif est insignifiant », disait Talleyrand (1754-1838). On pourrait ajouter que cela peut provoquer un retour de bâton. Et si, lasse de ces propos de foire, la Sécurité sociale disait : « Vous voulez vous déconventionner ? Allez, chiche ! » Ce ne serait pas forcément une mauvaise stratégie, étant donné que 99 % des médecins sont conventionnés. Certes, il a fallu du temps, mais on y est arrivé. Sans doute parce que les médecins y ont trouvé leur avantage. Et il serait bien difficile de revenir en arrière. En outre, le risque serait grand de récolter la colère des patients : n’y a-t-il pas là, dans une société fracturée, des risques graves de troubles sociaux ? 

Certains disent que déconventionner serait un moyen de réguler le recours aux soins, en limitant la demande. Mais la conséquence serait un renoncement massif et catastrophique aux soins. Est-ce cela que l’on veut ? Revenir sur huit décennies d’un monde qu’au sortir de la seconde guerre mondiale on a voulu meilleur, en créant la Sécurité sociale en 1945 et en déclarant dans le préambule de la Constitution de 1946 que « la Nation assure à tous la protection de la santé » 

Comment un tel projet a-t-il pu germer dans le cerveau de gens qui furent d’excellents élèves à l’école, avant de s’engager dans une décennie d’études très exigeantes et de prêter le serment d’Hippocrate ? Faut-il nous habituer à tout ? Pourquoi pas non plus supprimer l’enseignement public, de l’école maternelle à l’université, qui coûte si cher et dont on n’a pas forcément besoin, si ce sont seulement des consommateurs que l’on veut fabriquer ? Après tout, pourquoi l’idée ne fleurirait-elle pas aussi dans des esprits qui n’ont connu que des écoles privées aussi chics que chères ? 

Ceux-là voient beaucoup de choses – la santé, l’école, la culture, le sport, tous les services publics – comme un fardeau à alléger par tous les moyens. Pour quoi faire ? Toujours la même chose, au fond : maximiser le profit, celui de quelques- uns au détriment du bien-être de tous. Veut-on que les hommes vivent ainsi ? Nous ne pouvons nous y résigner. 

¶ Régis Bayle, maire d’Arrigas (Gard), président de la communauté de communes du Pays Viganais et conseiller régional d’Occitanie ; Etienne Caniard, président honoraire de la Mutualité Française ; Fabien Cohen, chirurgien-dentiste de santé publique ; Michel Limousin, médecin, rédacteur en chef des « Cahiers de santé publique et de protection sociale » et membre du conseil scientifique de la Fondation Gabriel Péri ; Gilles Noël, maire de Varzy (Nièvre), premier vice-président de l’Association des maires ruraux de France ; Thierry Philip, professeur de cancérologie ; Emmanuel Vigneron, professeur émérite des universités 

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